Il y avait un enfant en salopette bleue, sur les bords du Mississippi. Les pieds dans l'eau, allongé sur la berge, il y avait un enfant vide d'innocence et de naïveté. Un enfant trop vite devenu un homme. Un homme trop vite devenu un père. Un père qui aurait voulu oublier qu'il était un fils.
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4 rue des muguets, Belle Fleur, Louisiane, États-Unis (1985)Vittoria Dauclert ravale ses larmes. Elle baisse la tête, ferme les yeux et attends que John quitte la pièce. La porte claque, faisant frémir la frêle Italienne. Elle relève la tête, se lève et rejoint le petit miroir accroché sur le mur. La trace du coup s'étend sur son visage, couvrant sa pommette et sa joue d'une marque carmin. Vittoria détourne les yeux. Elle ne peut plus se regarder en face. Son regard se pose sur la proéminence qui se dessine depuis quelques mois sous sa robe aux motifs fleuris. Elle va bientôt donner un quatrième enfant à l'homme alcoolique et violent qu'elle a épousé.
Elle se détourne du miroir et rejoint la cuisine. La mère de famille sort une casserole et la dépose sur le feu. Elle se saisit d'un couteau et plonge la main dans un large panier d'osier, en ressortant un duo d'oignons. Alors que la lame du couteau dévêtit l'aliment, Vittoria cesse son mouvement. Elle ne saura pas plus protéger cet enfant que ses trois aînés de la folie de leur père. A-t-elle le droit d'accueillir un bébé dans ce monde de violence et de malheur ? Elle n'a plus la force de se défendre. Lorsque les coups pleuvent, elle protège son ventre et attend que l'orage passe. John n'a encore jamais véritablement levé la main sur ses enfants, mais quand décidera-t-il qu'ils sont suffisamment grands pour recevoir une correction d'homme ?
Elle fait courir la pointe de la lame sur son ventre. Les yeux brillants de larme, elle lève la tête vers le crucifix accroché en face d'elle. Elle murmure une prière et reprend sa cuisine. Un jour, elle aura le courage de mener à bien ses actes. Un jour, elle aura le courage d'affronter sa peur. Un jour, peut-être...
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4 rue des muguets, Belle Fleur, Louisiane, États-Unis (1997)Ettore relève la tête de ses devoirs et arque un sourcil. Depuis presque une heure, la voix de son père passe à travers la porte du salon. Toute la maison paraît trembler sous la colère du maître des lieux. Autour d'Ettore, son frère et ses deux sœurs n'osent pas quitter leurs cahiers du regard. Si John a l'idée d'entrer en trombe dans la cuisine et tombe sur ses enfants le nez en l'air, ils risquent une avoinée mémorable. Les pleurs de Vittoria coupent les hurlements de John, glaçant le sang des quatre enfants Dauclert.
La porte s'ouvre à la volée et Vittoria s'en échappe, courant vers sa chambre, à l'autre bout de l'appartement familial. John pénètre dans la cuisine, va vers la desserte et se verse un verre de scotch. Une sueur froide coule le long du dos d'Ettore. Le calme de son père n'a rien de naturel et le tremblement qu'il voit secouer sa main lui confirme qu'il maîtrise à grand peine sa colère. Une éternité se passe avant que Vittoria ne réapparaisse dans l'encadrement de la porte. Son mascara creuse des sillons noirâtres sur la peau de son visage. Ses yeux, emprunts d'un profond désespoir, se posent une dernière fois sur ses enfants. D'un geste, qu'elle veut preuve du peu de fierté qu'il lui reste, elle jette le pan de son foulard turquoise par-dessus son épaule. Elle boutonne son manteau, prend la valise posée à ses pieds et rejoint la porte d'entrée.
Dans le silence du foyer Dauclert, le battant de bois claque avec autant de violence qu'une détonation de canon. John pose violemment son verre sur la desserte et se tourne vers ses enfants. Il pose ses deux mains sur la table, se penche et dit d'une voix rauque où joue le trémolo de sa profonde colère.
« Votre salope de mère ne reviendra pas. Et je ne veux plus jamais entendre son nom » finit-il en posant son regard bleu acier sur son fils cadet, qu'il sait particulièrement attaché à sa mère.
« Plus jamais. » ▬ ▬ ▬
Aéroport métropolitain de Bâton-Rouge, Louisiane, États-Unis (2002)Assis sur son sac de voyage, Ettore relit pour la énième fois la lettre de sa mère. Elle lui a écrit qu'elle était installée en Italie et qu'il pouvait venir la rejoindre s'il le désirait. Il ne lui a pas fallu longtemps pour prendre sa décision. Il a sorti son grand sac de sport, a fourré tout ce qu'il pouvait dedans et a quitté Belle Fleur sans se retourner. Toutes ses économies retirées à la banque lui ont acheté un vol jusqu'à Washington, puis un avion pour l'Europe. Ettore n'a pas de regrets. Belle Fleur incarne les malheurs de son enfance, la tristesse de son adolescence. Là-bas, en Italie, il espère construire autre chose – être heureux, qui sait ? Son téléphone sonne dans sa poche de jean, l'arrachant à sa lecture. Un regard pour le nom du correspondant. Il hésite puis se lève, rejoint une poubelle et y jette son portable avant de rejoindre la salle d'embarcation. Sur les détritus d'anonymes, le téléphone continue sa litanie agaçante. John n'aura pas parlé à son fils une dernière fois...
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7 Via Guido Monaco, Florence, Toscane, Italie (2005)
« Buon compleanno, amore mio (joyeux anniversaire, mon amour) » murmure Giulia en se penchant pour déposer un baiser sur les lèvres de son compagnon. Ettore rompt leur baiser pour éviter que leur petit garçon ne finisse les mains dans le gâteau d'anniversaire au chocolat posé juste devant lui.
« Celio ! » s'exclame Giulia en l'arrachant aux genoux d'Ettore pour le mettre dans son parc, un peu plus loin. Tandis qu'elle s'agace sur le petit d'un an, la mère d'Ettore se lève et sert son fils dans ses bras.
« Buon compleanno, moi figlio (joyeux anniversaire, mon fils) » lui dit-elle, un sourire radieux au lèvres. Alors que Giulia détourne son attention de Celio, elle se frappe le front et lâche dans un cri qu'elle a complètement oublié les bougies. Tout en se traitant de tous les noms d'oiseaux, elle quitte l'appartement pour rejoindre l'épicier de l'autre côté de la rue, laissant Ettore et sa mère.
« Sei felice? (tu es heureux ?) » demande-t-elle en dressant les assiettes sur la table. Ettore lève les yeux au ciel, mais ne dit mot.
« Puoi dirmelo (tu peux tout me dire) » continu Vittoria en s'asseyant. Ettore garde la bouche fermée. Il le sait, que sa mère n'aime pas Giulia et qu'elle la juge responsable de la situation peu évidente dans laquelle vit le couple. Cependant, Ettore aime Giulia. Il supporte ses crises, ses colères d'enfant, son mauvais caractère parce qu'il l'aime – et qu'il est conscient que Celio a besoin de sa mère. Pourtant, parfois, il se surprend à imaginer leurs vies à tous les deux. Sans Giulia. Il faut avouer que l'arrivée de Celio a tout bouleversé. Le petit n'était pas exactement prévu. Giulia devait achever ses études d'histoire de l'art et Ettore, ses études de biologie. Lorsqu'elle lui a annoncé qu'il allait être père, il a hésité entre la joie la plus extrême et le désespoir le plus profond. Giulia ne lui a pas pardonné son hésitation et depuis, Ettore fait profil bas. Il a trouvé un emploi chez un fleuriste pour assouvir sa passion de la nature et tente d'apporter de quoi faire vivre son ménage, aidé par les économies de sa mère, tandis que Giulia brasse de l'air. Un jour, il aura le courage de voir la colère et la frustration qui bouillent au fond de lui. Un jour, il leur fera face et les laissera prendre possession de son âme. Un jour, peut-être...
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7 Via Guido Monaco, Florence, Toscane, Italie (2015)Ettore pousse la porte de l'appartement, laisse passer Celio et dépose ses clefs sur la console. Il lâche un profond soupir et étire les bras, faisant craquer son dos. La journée a été harassante et il est bien content que son fils soit venu l'aider après l'école. Celio commence à avoir le coup de main avec les fleurs et les clients semblent apprécier le fraîcheur de l'enfant, si différent de son bourru de père.
« È noi ! (c'est nous) » lance Ettore en passant la tête par la porte du salon. Giulia est assise à table, une enveloppe ouverte posée devant elle. Ses yeux parcourent le texte, animés par un désespoir insondable. Elle relève la tête, ouvre la bouche mais aucun son ne s'en échappe. Elle inspire profondément, prend l'enveloppe et montre l'adresse à son mari.
Mr and Mrs Ettore Dauclert Giamatti
7 Via Guido Monaco
Florence – Toscany
Italy – Europe
Pas de doute, l'enveloppe leur est destinée. Ettore déglutit. Il enlève son manteau et pousse Celio vers sa chambre, avant d'en fermer la porte. Il rejoint la cuisine et fourre une tasse d'eau dans le micro-onde, avant de finalement se tourner pour faire face à Giulia. Son épouse ne pipe pas mot. Elle arque un sourcil et croise les bras, attendant des explications.
« Bugiardo. Bastardo (menteur. Salaud) » crache-t-elle en le fixant de ses yeux verts. Elle pousse la lettre vers lui et se lève pour trouver refuge sur la terrasse, laissant Ettore découvrir le contenu de la lettre. Elle lui annonce que son père est mort et que tout ce qu'il possédait lui revient, ses frères et sa sœur ayant refusé tout héritage. Ettore passe nerveusement sa main dans ses cheveux. Giulia le rejoint dans la pièce.
« Andare via (va-t'en) » murmure-t-elle sans hausser le ton.
« Se lascio, Celio viene con me (si je pars, Celio vient avec moi) » répond Ettore en retirant sa tasse du micro-ondes.
« Come vuoi, ma esce (comme tu veux, mais dégage) » déclare Giulia avant de prendre ses clefs et son manteau et de quitter l'appartement.
Ettore s'affale sur la table, le front contre la nappe cirée et les yeux clos. Il entend la porte de Celio grincer et le petit garçon le rejoindre.
« Partiamo? (on s'en va) » demande-t-il de sa petite voix. Ettore se redresse et, après avoir confirmé la demande avec un hochement de tête, il attire son fils contre lui et l'enlace. Ettore n'a pas envie de quitte l'Italie pour les États-Unis mais depuis quelques temps, sa mère ne cesse de le pousser à repartir – au moins pour que Celio connaisse ses racines. L'occasion vient de s'offrir à lui, mais Ettore n'est pas certain qu'une fois à Belle Fleur, la colère intrinsèque à son être fera de lui un homme plus heureux...