Oculus

Un grognement venu des profondeurs. C'est pas celui de la télévision, ça vient pas de l'écran que tu fixes comme un chat passionné par les mouvements aquatiques d'un poisson. Non, ça vient d'autre part, c'est abyssal, plus organique. Ça recommence une fois, deux fois, trois fois... Au bout d'un moment tu poses ta main sur ton ventre caché par un simple t-shirt blanc, et t'as l'impression que c'est une grenouille qui tente de communiquer avec toi. Klaus en fait t'as faim, et pas qu'un peu vu la douleur qui petit à petit prend possession de ton estomac, à croire que t'es en train de t'auto-digérer. Ça fait combien de temps que t'as mangé autre-chose qu'un sandwich humide ? Lundi, mardi, mercredi ? le mardi de la semaine dernière peut-être ? Non, un peu plus loin dans le passé il te semble. Bref, un certain temps. Ça fait longtemps. Aujourd'hui, jeudi vingt-et-une heures trente-quatre, ça fait une heure environ que t'es rentré de l'institue, t'es fatigué, t'as pas la foi de bouger dans la cuisine, sortir un repas instantané, réchauffer, chercher une fourchette et un couteau. Mais faut que tu manges, ton corps en peut plus, il te le réclame. Tu peux bien faire la forte tête un temps, mais au bout d'un moment, t'as plus trop le choix, faut que tu te soumettes aux demandes de ton système.

Une publicité. La dernière marque bon marché de pizza surgelée. Idée lumineuse. Haussant les sourcils et te redressant sur ton canapé vieillot, t'as comme un flash de génie. Tu sors ton téléphone d'entre deux coussins et tu composes le numéro de la pizzeria la bella notte. Quand tu rentres chez toi il t'arrive de passer devant. T'as jamais vraiment eu l'occasion de passer commande chez eux, et il parait que c'est pas mal. Alors pourquoi pas. Quelques mots échangés, et voilà que tu attends une pizza pepperoni, ou la chose qui permettra de calmer les ardeurs de ton estomac.

En attendant tu t'affales de nouveau sur les coussins grinçants de ton canapé, et tu continus de t'abrutir avec la télé-réalité défilant sur ton écran. De temps en temps tu zappes, tu t'arrêtes quelques minutes, puis tu rezappes...

Au bout d'un moment t'entends qu'on sonne à ta porte. T'es un peu dans les vaps, en fait, tu t'es assoupi. Alors marchant plus ou moins droit, passant une main maladroite dans tes cheveux sombres, tu vas ouvrir pas très réveillé, « Bon-... », pas le temps de finir, tu viens de te recevoir de la sauce tomate dans les cheveux, sur le visage, et surtout un beau cercle s'est formé sur ton t-shirt blanc, « ...-jour. ». Soudainement tu es beaucoup plus alerte, et à la vue de la face horrifiée de la demoiselle qui est - ou du moins était - chargée de ta commande, elle n'a pas vraiment l'air fière de sa bêtise. Tenant toujours la porte, tu clignes des yeux et passe un doigt sur ton visage tâché de rouge puis tu le portes à ta bouche, « Hum, sauce tomate... Pas mal. », et tu pends un pepperoni mort sur toi, « Pas mal. Au moins, je sais maintenant que la réputation de la pizzeria est légitime... », tu reportes ton attention sur la jeune fille, l'air neutre, « Dommage que je ne puisse pas en goûter plus... Oh... Et vous en avez au coin de votre bouche. ». Klaus, tu cherches un peu. On dirait un animal fragile comme ça, cette jeune fille.

Meghan's Theme

Tu n'es pas en colère. En vérité tu es très rarement en colère, à tel point que tu te demandes encore ce que ça fait de l'être. T'en a même oublié la dernière fois où tu as haussé la voix pour exprimer ton désaccord. De toute façon tu l'exprimes rarement, alors les occasions de sentir ton sang bouillir dans tes veines sont minces. Pourtant là, tout de suite, face à l'incompétence de cette jeune livreuse tu devrais t'agacer, au moins t'agacer. Mais non, rien de tout ça, tu restes calme, de marbre. Tu te contentes de regarder la jeune fille, la jolie rousse. Tu détailles sont visage, ses traits. Déformation professionnelle, diront certain à la vue de l’examen à l'oeil nu que tu fais d'elle. Mais tu diras juste " léger intérêt ".

Le silence s'installe, ça commence à être lourd. Chez les gens normaux on appelle ça un blanc, pour toi c'est un temps de réflexion lambda. La livreuse passant par plusieurs expressions faciales, ma foi très artistique, t'offre un intriguant spectacle de danse du désarrois ce qui a le pouvoir de t'amuser, un peu. Oubliant donc ton nappage tomateux, tu te risques un rictus moqueur à peine perceptible tout en la toisant. De toute façon, la gamine ne semble pas faire attention à tes mots, elle semble plus obnubilée par sa connerie. Ce que tu peux comprendre après tout...

« C'est la fin...  », la fin de la pizza ? Certainement. Celle-ci a connu un triste sort. Tu aimerais détendre la petite, mais celle-ci est trop rapide, « Oh non. Non non non !  », affolée elle se retrouve au sol dans l'espoir de sauver la défunte pizza, « Mademoiselle... Ce n'est pas-... », les mains dans la garniture, elle te coupe, « Écoutez, il va falloir m'aider ! », tu soupires. Tu n'as pas vraiment envie de t'agiter ce soir, t'es fatigué. Tu hausses donc un sourcils, un peu perplexe, mais tu n'as pas droit à la suite, elle part déjà sur autre chose, « Non, vous savez quoi, j'ai une idée. », dans le cadre de la porte à peine ouverte, les bras croisés sur le torse, tu hausses maintenant les deux sourcils, mais pas le temps de questionner la rousse, elle te pousse et s'invite chez toi.

Interloqué et un peu perplexe tu la laisses faire... De toute façon tu ne peux pas en placer une. Laissant la porte ouverte derrière toi et allumant la lumière du salon - parce que tu étais dans le noir -, tu suis la furie qui était allée trouver ta cuisine,  « Il me faut un truc, comme une espèce de spatule. Vous avez ça !? », t'adossant dans le coin du mur entre le salon et la cuisine ouverte tu montres du menton un placard, « Oui, regardez dans ce placard... A gauche... », alors qu'elle semblait plus amène à l'écoute, tu tentes une question en restant le plus neutre possible, « Ça vous arrive souvent de rentrer chez les inconnus, comme ça, pour chercher une spatule ? ». Par pur hasard tu pourrais découvrir une coutume locale. Tu sais les habitants de Belle Fleur très proches, mais à ce point ?

En attendant tu reboucles ta ceinture que tu avais ouverte en arrivant chez toi, histoire d'être un peu plus décent, même si actuellement cela sonne plus comme une blague.