allez monte, tu me fais pitié !.

Quoi de mieux qu’une après midi improvisée en pleine nature dès le dernier coup de crayon de 13h00 ? Pour les géographes en herbe, les bords du Mississippi étaient le paradis. Le lieu idéal pour oublier l’hydraulique, l’hydrosystème et la dynamique fluviale qui les avaient hantés au cours de ces dernières semaines. Il était grand temps de remplacer concepts et notions par du concret. Adieu la théorie et bonjour la pratique. Une petite intrusion dans l’écosystème par une baignade revigorante était tout ce dont Aëlys avait besoin. Ajoutez un verre. Plusieurs verres. Et avec un peu de chance, elle pourrait aller jusqu’à oublier l’absurde mariage de sa sœur et son nouveau titre ridiculement honorifique de témoin d’un mariage entaché par la haine, le mensonge et l’hypocrisie. A vomir.

Aëlys n’était pas du genre à laisser l’alcool s’emparer de son bon sens. Et pourtant, elle avait laissé les choses lui échapper. Incapable de se souvenir de la façon dont ça avait dérapé, voilà qu’elle avançait en titubant sur le bord de la route, à quelques pas du centre ville de Belle Fleur. Va savoir comment elle avait fait pour faire le chemin depuis les berges ! La nuit était tombée, ses cheveux étaient encore humides et son esprit embrumé par l’alcool ne parvenait pas à rassembler toutes les pièces du puzzle. Si elle commençait doucement à reprendre conscience de ce qui l’entourait, elle n’était pas pour autant redevenue pleinement maîtresse d’elle-même. Elle peinait à mettre un pied devant l’autre, surtout avec cette fichue douleur au pied gauche !

Alors qu’elle essayait désespérément de se souvenir de la façon dont elle avait atterri ici et de la façon dont elle avait perdu le reste du groupe – qui était en réalité actuellement dispersé aux quatre coins de Belle Fleur dans un état similaire au sien – un bruit de moteur la rappela à la réalité. Elle se déporta sur le côté par principe de précaution, se retourna par pur réflexe, et aveuglée par la lumière des phares, elle détourna très vite les yeux, priant pour qu’un membre de sa famille ne soit pas au volant. Si son père la retrouvait dans cet état, elle était bonne pour un discours moralisant à en mourir d’ennui. De quoi redoubler le mal de tête qui lui sciait le crâne.

La voiture s’arrêta à la hauteur de la jeune femme et la vitre passager s’abaissa pour laisser à Aëlys l’immense déplaisir de reconnaître son futur beau-frère. Finalement, il y avait pire que ses parents. « Putain pas lui ! » soupira-t-elle dans un haussement de sourcil exaspéré. « Aëlys, monte dans la voiture, je te ramène ! » La jeune femme fixa sur Sean un regard chargé de mépris. « Alors là, tu rêves ! J’monte pas avec des inconnus, j’vais certainement pas monter avec le plus gros con que la terre ait porté ! » Et elle manqua de s’étaler par terre, punie pour son objectivité désarmante …

allez monte, tu me fais pitié !.

Aëlys se rattrapa in extremis à la fenêtre de la voiture. Elle adressa à Sean une moue irritée et s’empressa de le contredire. « Je suis parfaitement capable de rentrer chez moi à pied ! Je n’ai pas besoin de ta fausse gentillesse d’hypocrite ! » Une réplique vite démentie par la douleur lancinante qui se manifesta au niveau de sa cheville. Mais elle persista dans son obstination et fit quelques pas de plus. C’était une question de principe : elle se devait de refuser l’aide de Sean. Jazz serait furieuse d’apprendre qu’elle avait une dette envers lui. Elle ferait une scène, et elle userait alors d’un beau sourire hypocrite pour le remercier par pure politesse, et après, elle se sentirait redevable et passerait son temps à fulminer à ce sujet, et Aëlys aurait des regrets, et … Elle poussa un soupir exaspéré. Rien que d’imaginer l’effet domino, elle était saoulée.

Oh et puis merde ! Après tout, elle avait une cheville enflée, une tête prête à exploser, un trou noir de plusieurs heures et un taux d’alcoolémie bien trop élevé. Elle était au moins d’accord avec Sean sur un point : rentrer vivante était le plus important ! Non pas qu’elle ait peur qu’il lui arrive quoi que ce soit, mais elle était toute seule, et très franchement, seule dans la galère, on ne se marre pas beaucoup. Si encore elle avait été avec quelqu’un … mais là, elle était juste seule au monde. Et elle aurait bien aimé savoir pourquoi ! Ses potes de la fac ne l’avaient quand même pas laissé planté là comme une merde !? Trop bizarre. Et sur cette pensée qui déboucha sur un soupir d'agacement, elle ouvrit la porte de la voiture et grimpa - non sans mal - sur le siège passager. « Tu le dis à Jazz et je deviens encore plus chiante qu’elle ! » prévint-elle d’un doigt menaçant avant de fermer brutalement la porte et de se tourner vers lui affublée d’un sourire démesurément faux et exagéré. « Mais ça ne devrait pas te poser de problème … » Elle se souleva de son siège et planta son doigt dans la joue de Sean. « … les mensonges c’est ton rayon ! »

allez monte, tu me fais pitié !.

« Tu trouves ? » Aëlys redressa vivement sa jambe pour pouvoir mieux observer l’ampleur des dégâts. Elle faillit embarquer au passage le rétroviseur central. Sa cheville avait effectivement gonflé, presque doublé de volume. « Mais non ! » Elle appuya dessus du bout des doigts et un couinement de douleur lui échappa. « Ce n’est rien du tout ! » assura-t-elle avec la conviction d’une spécialiste au diagnostic indiscutable. Ca allait sûrement lui passer. Et puis il était hors de question qu’elle passe pour une demoiselle en détresse. Qu’il la ramène passe encore, mais qu’il la dépose à l’hôpital en mode chevalier servant, c’était mort de chez mort ! Balayant l’air d’un geste de la main, elle envoya balader la question et enfonça promptement son doigt dans la joue de son beau-frère.

Non mais il était sérieux avec son air innocent et sa curiosité feinte !? Comme s’il ne savait pas à quoi elle faisait référence ! « Et vas-y que je te sors mon plus beau jeu d’acteur ! Sean Jenkins mesdames et messieurs ! » ironisa-t-elle d’un ton théâtral. « Vous êtes si parfaits dans vos rôles que vous pourriez sûrement gagner un Oscar ... » constata-t-elle à voix haute. Jazz avait beau détester Sean plus que tout au monde, elle pourrait quand même avoir la décence de reconnaître ses talents d'acteurs. Ils avaient au moins ça en commun. Un talent inné pour le mensonge et la dissimulation. Ca semblait tellement facile pour eux ... Presque normal. Mais pas pour elle. Loin de là.

Aëlys posa sur Sean un regard accusateur. « Espèce d’imposteur ! C’est mal de mentir tu sais, c’est trèèèèèès mal ! » Et elle lui pinça énergiquement la joue.

allez monte, tu me fais pitié !.

« Je n’ai rien demandé. Je subis. » répéta-t-elle d’un ton moqueur. « Vous n’avez que ces mots-là à la bouche. Pauvres victimes que vous êtes. » Et sur ces paroles méprisantes, la jeune femme s’agrippa à la poignée du plafond pour essayer d’épargner à son corps les balancements incessants que lui imposait la conduite de Sean. La route n’était plus qu’une succession de virages tous plus serrés les uns que les autres et Aëlys sentait son estomac remuer dangereusement. « Tu veux pas faire un effort sérieux ? On n'est pas dans Fast and Furious ! » Et elle se laissa aller sur l’appui-tête tandis que sa main gauche venait se placer sur son ventre dans l'espoir d'apaiser l’agitation qui s’y faisait sentir.

Mais cela ne la perturba pas plus que cela. Elle poursuivit sur sa lancée et se mit à énoncer son discours calmement, constatant les faits sans hausser le ton, si ce n’est lorsqu’elle souhaitait imposer à son chauffeur une conduite moins brutale. « Vous êtes pathétiques avec vos mensonges. Ma sœur mérite mieux que ce mariage bidon. Putain mais tu peux pas prendre tes virages plus doucement !? Tu vas lui pourrir son mariage à l’Eglise. Non pas que je sois d’accord avec elle, parce que franchement, Eglise ou pas on s’en balance, mais quand même, c’est important pour elle. Mais merde quoi conduit moins vite ! Et toi tu vas lui enlever cela sans une once de culpabilité. Et tout cela juste pour de l’argent. Tu pues le fric Sean. Vous empestez le fric. L'amour du fric. »

Elle venait de baisser la vitre de quelques centimètres pour respirer un peu d’air frais lorsqu’elle sentit que son corps allait lâcher. « Arrêtes toi ! Arrêtes toi mainten … » Aëlys n’eut pas le temps d’achever sa phrase qu’elle plongeait la tête entre ses jambes et se mettait à vomir dans un enchaînement de soubresauts violents. « Je t’avais dit de ralentir. » réussit-elle à prononcer entre deux hoquets. Les yeux humides et la gorge en feu, elle finit par tendre la main vers son beau-frère. « Passe moi un mouchoir s’il te plaît ... »